Cartographier la puissance de la Silicon Valley

, par  Vincent Lahondère , popularité : 6%

Cartographier la puissance de la Silicon Valley

Si la Silicon Valley est un des symboles emblématiques de la puissance des Etats-Unis, elle le doit à son potentiel humain pour une part issu de l’immigration, à son territoire, à son degré d’ouverture sur le monde, à son réseau qui a su profiter de l’aide de l’Etat fédéral, des universités et de l’armée américaine. Elle le doit aussi aux images qu’elle a su véhiculer

La Silicon Valley est d’abord une histoire d’hommes et de réseaux : des capitaines d’industrie comme Lelan Stanford, des visionnaires comme Frederick Terman ou Steve Jobs, des ingénieurs comme William Shockley ou Robert Noyce, des hackers, parfois « savants fous » comme John McCarty ou Steve Wozniak, des gourous, puissants dirigeants d’entreprises technologiques qui veulent changer le monde comme Peter Thiel ou Larry Page (1). Ces hommes ont souvent bénéficié de subsides publics et militaires ; par exemple en 1958, le Président Eisenhower crée l’ARPA (Advanced Research Projects Agency) qui finance la recherche de nouvelles technologies (ordinateurs, satellites...) succeptibles de contribuer à la défense nationale. « Au cours des années 1960, les contrats publics de défense ont mis sur orbite les entreprises de la Silicon Valley. (...) Amazon vend un nuage sécurisé à plus de 600 agences gouvernementales et a conclu un contrat de 600 millions de dollars avec la CIA (2).

La Silicon Valley est un territoire de l’innovation symbole du soft power américain.
La région de la baie de San Francisco est un territoire qui entremêle des métropoles comme San José, San Francisco ou Oakland, des universités comme Stanford, des parcs technologiques, des avenues comme la Sand Hill Road, surnommée le couloir des capital-risqueurs mais surtout un vaste espace urbanisé composé d’espaces de bureaux, de lotissements résidentiels, de maisons individuelles ; un paysage d’edge cities et d’edgeless cities largement ségréguées et transpercées d’autoroutes congestionnées aux heures de pointe.
Résumé ainsi, rien de très difficile à cartographier surtout avec l’appui des images satellitaires aujourd’hui disponibles ((Carroué L. 2019, https://geoimage.cnes.fr/fr/californie-la-silicon-valley-un-pole-mondial-et-etasunien-de-linnovation ))). Pourtant c’est oublier deux aspects essentiels : l’importance de la Silicon Valley comme territoire d’innovation qui déborde largement son espace géographique et irrigue très largement les espaces environnants et très lointains (la siliconisation du monde, voir bibliographie) ; la Silicon Valley n’est pas un territoire comme les autres mais une image voire un symbole du rêve américain qui contribue largement à son statut de puissance. Voilà pourquoi on cartographie la Silicon Valley dans sa dimension locale, nationale et mondiale. Graphiquement la Silicon Valley irrigue le monde de ses atouts mais ne peut négliger ses limites comme le montre le grand nombre de rapports produits par différentes associations et organismes californiens, rapports touchant à la préservation de l’environnement, au développement des énergies douces et au transport doux.

Comment cartographier la puissance d’une région ? De quelle puissance parle-t-on ? Quels sont les critères qui définissent cette puissance et qui parfois la limitent ?

La baie conjugue des facteurs de puissance traditionnels et d’autres qui lui sont propres :

  • Un territoire ouvert sur le monde grâce à une interface maritime qui relie la région à l’Asie et attire une population asiatique de plus en plus nombreuse (surtout chinoise et indienne), de plus en plus diplômée ou en voie de l’être dans les grandes universités californiennes.
  • Des métropoles, véritables villes-monde puisqu’elles concentrent et canalisent une forte richesse, des flux de toutes sortes, des emplois, de la créativité et de nombreuses opportunités entrepreneuriales. En richesse cumulée, le duo San Francisco - San José génère un PIB de près de 500 milliards de $ soit le 5e rang aux USA.
  • La région abrite la 3e plus grande concentration d’entreprises Fortune 500 des Etats-Unis après les régions métropolitaines de New York et de Chicago qui ont toutes les deux une population plus nombreuse que la région de la Baie. D’autre part 4 des 10 plus grandes sociétés mondiales par capitalisation boursière (Apple, Alphabet, Facebook et Wells Fargo) ont leur siège dans la baie (les 3 premières sont des entreprises technologiques). De plus, la région dispose de plusieurs aéroports internationaux (San Francisco, San José, Oakland) qui génèrent un trafic de plus de 76 millions de passagers en 2016.
  • Une population qualifiée, très diplômée et à haut niveau de rémunération : le revenu moyen dans la Baie est de 79 300 $ par an contre 42 000 aux Etats-Unis (Agence d’Urbanisme de Caen Normandie Métropole, juin 2013, Silicon Valley, territoire créatif, Qu’en savons-nous ? N°57, 4 p.). Cet atout qui fait de la Baie une région riche (figure 3) peut aussi se transformer en limite comme nous le verrons plus loin (voir ci-dessous l’infographie sur les milliardaires dans la Silicon Valley)
  • Des universités prestigieuses qui ont contribué et qui contribuent toujours au développement de la Silicon Valley. Au premier chef l’Université de Stanford, véritable épicentre du développement des industries high tech : depuis les années 1930 , près de 40 000 entreprises ont été fondées par des « Stanfordistes » et leurs professeurs générant environ 5,4 millions d’emplois dans la région ((chiffres cités par un rapport de l’Université de Stanford datant de 2012)). Stanford « est un véritable vivier de génies (...) évoluant dans un environnement ultra-privilégié, entourés des meilleurs professeurs, sous le regard constant des grandes entreprises et investisseurs de la région, poussant toujours plus loin les limites de la technologie et croyant fermement en son pouvoir de transformation « Change the world » disent-ils » (Fabien Benoit, 2019).
  • Des atouts paysagers et touristiques. Au-delà de l’emblématique et délicieuse San Francisco, du littoral et des parcs nationaux comme le Yosemite Park qui attirent une population touristique nombreuse, le paysage suburbain de la Silicon Valley est très ordinaire : « Dubaï érige d’immenses gratte-ciel les uns après les autres. (...) L’Empire romain ou l’Empire britannique nous ont légué un nombre incalculable de monuments pour célébrer leur triomphe. La Silicon Valley, en revanche ne dispose d’aucun bâtiment de ce type, d’aucun repère, rien qui puisse la distinguer de n’importe quelle ville américaine. Une visite des lieux historiques de la Silicon Valley se résume à une tournée de garages et de bureaux. La Silicon Valley, c’est l’intérieur et non l’extérieur. (...) La grandeur de la Silicon Valley se définit par les produits qu’elle a créés, dans des bureaux ou des laboratoires à l’abri du regard du public (Fabien Benoit, 2019).
  • Des lois qui favorisent le développement de la puissance : En 1980, le Stevenson Wydler Technology Innovation Act facilitait le transfert de technologie des laboratoires de recherche vers l’industrie. En 1982, le Small Business Innovation Development Act permettait aux agences fédérales de subventionner des recherches dans les PME. Deux ans plus tard, le National Cooperative Research Act soutenait le regroupement d’entreprises en matière de recherche. On pourrait ajouter à cet éventail de lois, le rôle de l’Etat fédéral dans le transfert des technologies de communication militaire vers l’espace civil (d’Arpanet à Internet) et l’augmentation des quotas de visas H1B réservés aux émigrants qualifiés principalement dans les secteurs technologiques et scientifiques. Les lois apparaissent sur la carte à partir du partenariat soutenu entre l’Etat fédéral et la Silicon Valley.
  • Un écosystème d’innovation ouvert sur le monde qui repose sur des réseaux personnels et des lieux de rencontre (voir schéma ci_dessous).

C’est dans les années 1950 que « la Silicon Valley a peaufiné son modèle de valorisation de l’innovation technologique, pour le pérenniser et lui permettre de prouver sa pertinence lors des différents cycles d’innovation qui se sont succédé depuis lors. Nulle part ailleurs n’existe une telle symbiose entre le milieu académique (Stanford, Berkeley, l’université de San Francisco ou de San José), le milieu financier (près de la moitié des entreprises de capital-risque américaines sont installées dans la région), le tissu industriel de haute technologie et leurs services associés (juridiques, experts en propriété intellectuelle, etc.). Cette symbiose vient du fait que non seulement les différents acteurs de ces sphères communiquent étroitement, mais, surtout, ils n’hésitent pas à passer de l’un à l’autre : le professeur d’université peut devenir patron technologique d’une start-up, l’avocat spécialisé en technologie peut aller enseigner à Stanford, tout comme l’entrepreneur qui a déjà réussi peut faire profiter les étudiants de son expérience. » (Michel Ktitareff, 2010). Cet écosystème d’innovations drainé par une multitude de réseaux est difficile à quantifier et donc à cartographier de manière lisible, d’où l’idée d’un entrelacement de lignes jaune or.

Ces différents atouts expliquent l’extraordinaire capacité d’accueil de la région et le fort rayonnement qu’elle exerce à l’extérieur : la Silicon Valley est un haut-lieu de l’ancrage géographique de la capacité d’influence mondiale ou globale des Etats-Unis d’Amérique.

Pourtant la région n’échappe pas à un certain nombre de limites, des risques multiples et redoutables. Cartographier des limites nécessite des choix ; la dernière partie de la légende leur est consacrée : des risques naturels (séisme et inondations) et une ségrégation socio-spatiale à travers la « Jungle » de San José.
 San Francisco, en attendant le Big One : « La faille de San Andréas, la plus importante et la plus active, fait peser sur la Silicon Valley une très forte menace comme le rappel le terrible tremblement de terre qui ravagea, en particulier du fait des incendies qu’il provoqua, San Francisco en avril 1906. Selon certains experts, la probabilité d’un séisme majeur, le fameux Big One, serait de 75 % dans les décennies à venir. Cet aléa naturel se traduit par de fortes contraintes en terme d’aménagement, d’urbanisme, d’architecture et de gestion des risques. Par rapport aux autres espaces urbains métropolitains des Etats-Unis, on est frappé par la faible altitude générale des bâtiments et l’absence de véritable Centre Business District (CBD) avec ses très hautes tours. « (Laurent Carroué, 2019, https://geoimage.cnes.fr/fr/californie-la-silicon-valley-un-pole-mondial-et-etasunien-de-linnovation )
 De nombreuses études scientifiques montrent la vulnérabilité du littoral de la baie de San Francisco. Des chercheurs de l’Université de Berkeley et de l’Université d’Arizona ont cartographié grâce à l’aide d’un radar sophistiqué, les zones littorales et ont conclu qu’une partie du rivage de la baie s’enfonçait de 2 millimètres par an parce qu’il était construit sur de la boue qui se compacte avec le temps ; d’autre part des zones importantes construites sur un remblai qui n’a pas été compacté de façon dense (sable, gravier, déchets...) comme par exemple l’aéroport de San Francisco ou une partie de la ville de Foster, s’enfoncent d’un centimètre chaque année. Une partie de la communauté régionale n’est pas prête à entendre cela malgré une prise de conscience déjà ancienne ((un marégraphe installé depuis 1850 à proximité du Golden Gate Bridge mesure le niveau des eaux qui ont monté d’une vingtaine de centimètres depuis cette date)) et la menace d’un nouveau tremblement de terre. « Jusqu’à présent, les planificateurs et les scientifiques n’ont fait que modéliser l’ampleur des inondations que l’on peut attendre de la montée du niveau de la mer. Ils n’ont pas pensé qu’à mesure que l’océan s’élève, une partie des terres autour du rivage de la baie s’effondre à un rythme semblable, ou plus rapide. » ((Paul Rogers, 7 mars 2018, L’OFS, la ville de Foster City et d’autres zones riveraines de la baie SF s’enfoncent et risquent de subir de graves inondations, Mercury News).

 Une ségrégation socio-spatiale et socio-ethnique. Avec l’inflation des prix de l’immobilier, il est difficile de se loger dans la baie d’où une urbanisation galopante et des déplacements routiers de plus en plus contraignants pour ceux qui n’ont pas les moyens de se loger. Cette richesse ne doit pas dissimuler les foyers de pauvreté présents dans la Baie. A San José par exemple, un gigantesque camp de sans-abri (28 hectares) surnommé « la Jungle » a été démantelé en 2014 : la pauvreté qui doit rester invisible, touche la communauté noire concentrée dans quelques ghettos pauvres comme à East Palo Alto et sous-représentée dans la Baie (2,4 % dans le Comté de Santa-Clara contre 12,7 % aux USA). L’Atlas statistique publié par Census US montre que les comtés ayant les revenus les plus importants (San Mateo, Marin) sont surtout habités par les populations blanches (white) et asiatiques. En revanche les régions à forte population noire et hispanique ont des revenus beaucoup plus faibles.

Conclusion

La Silicon Valley est un territoire d’une importance capitale pour les Etats-Unis. C’est une région qui a bâti sa force sur un enchevêtrement de réseaux locaux, nationaux et internationaux. La Silicon Valley est à la fois un mythe qui propulse ses logiciels, ses entreprises, son modèle et qui attire les hommes et les idées mais aussi un bout de terre confronté à des risques naturels de plus en plus menaçants. C’est cette double image que cette carte se doit de dépeindre.

(1) - Ces différents personnages font l’objet de portraits dans deux ouvrages : Walter Isaacson, 2017. Les innovateurs : comment un groupe de génies, hackers et geeks a fait la révolution numérique ? Paris, Le livre de Poche, Lattès, 861 p. ; Fabien Benoit, 2019. The Valley, une histoire politique de la Silicon Valley, Paris, Les Arènes, 277 p.
(2) - Henneton Thibault, Silicon Army, Le Monde diplomatique, avril 2016
Bibliographie et sitographie de références
• « One thing that makes the Bay Area strangely disconnected is that it is the only US metropolis with three central cities : San Francisco, Oakland, and San Jose. » 2015, The strange case of the Bay Area ?Environment and Planning, vol. 47, pp. 10-29,
https://www.academia.edu/16826858/The_strange_case_of_the_Bay_Area))
• Barnard Patrick La modélisation dynamique des inondations est essentielle pour évaluer les impacts du changement climatique sur les côtes , Nature, mars 2019
• Benoit Fabien, The valley. Une histoire politique de la Silicon Valley, mai 2019, les Arenes, Mayenne, 274 pages
• Carroué Laurent. La Silicon Valley, un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale et un levier de la puissance étatsunienne, Géoconfluences, mai 2019.
• Carroué L. 2019, https://geoimage.cnes.fr/fr/californie-la-silicon-valley-un-pole-mondial-et-etasunien-de-linnovation )
• Cassely Jean-Laurent , Comment la gauche et la contre-culture sont tombées dans le piège de l’utopie numérique, revue Slate, 18 décembre 2014
• Centre de recherche Brooking, L’urgence de parvenir à une économie inclusive dans la région de la baie, 7 juin 2018
• Fisher Adam, Google Maps à la conquête du monde, New York Times, janvier 2014 (article diffusé par le courrier international)
• Fiorina Jean-François, La trajectoire fulgurante de Facebook, La géopolitique pour les entreprises, n°24, Grenoble, 9 mai 2019
• Goodell Jeff Dans la Silicon Valley le soleil ne brille pas pour tous, Rolling Stone, décembre 2004 (courrier international)
• Harkinson Josh, Quelle était blanche ma Silicon Valley, Mother Jones, San Francisco, 17 août 2015
• Institut d’études régionales de la Silicon Valley, Données et rapports sur la population dans la Silicon Valley : https://siliconvalleyindicators.org/, 2018 et 2019
• Isaacson Walter, Les innovateurs. Comment un groupe de génies, hackers et geeks a fait la révolution numérique, 2017, Le livre de Poche, 861 pages.
• Isaacson Walter, Steve Jobs, janvier 2019, 13ème édition, Le Livre de Poche, 925 pages
• Ktitareff Michel, Stanford, âme scientifique de la Silicon Valley, Les Echos, 2008
• Ktitareff Michel, La Californie, le plus grand laboratoire technologique du XXe siècle, Revue Pouvoirs, n°133, 2010
• Leriche Frédéric, Du local au global, géopolitique de la Silicon Valley, Diplomatie 85, mars-avril 2017
• Leriche Frédéric, Conférence au festival de géopolitique de Grenoble, industrialisation et urbanisation : aux sources de la puissance septembre 2018
• Maney Kevin, Pourquoi le monde déteste la Silicon Valley, Newsweek, 16 août 2016 (courrier international)
• Packer George, L’Amérique défaite. Portraits intimes d’une nation en crise, 2015, Piranha, Péronnas
• Sadin Eric, La silicolonisation du Monde, 2016, L’Echappée, Paris
• Saxenian Anna Lee, Silicon Valley : les secrets d’une réussite, Revue Sciences Humaines, Les nouveaux visages du capitalisme, juin 2000
• Shirzaei Manoochehr et Bürgmann Roland, Le changement climatique mondial et la subsidence des terres locales exacerbent les risques d’inondation dans la région de la baie de San Francisco, Science Advances, 7 mars 2018
• Silicon Valley, le nombril du monde, Le Courrier International, Hors série n°58, septembre 2016
• Suich Bass Alexandra, La Silicon Valley ne fait plus rêver, The Economist, 22 janvier 2019
• Turner Fred, Aux sources de l’utopie numérique, septembre 2013, Cfe Editions, France
• Walker Richard et Schafran Alex, 2015, The strange case of the Bay Area ?Environment and Planning, vol. 47, pp. 10-29
Ressources complémentaires
• Atlas statistique publié par Census US, https://statisticalatlas.com/metro-area/California/Los-Angeles/Overview
• Cartes de San Francisco et sa région, Les cartes de San Francisco et de la Baie de San Francisco
• Carte interactive de la Silicon Valley : https://www.siliconmaps.com/silicon-valley-map/
• Classement de Shanghaï, http://www.shanghairanking.com/fr/
• Florida Richard, New York est la ville la plus économique du monde , City Lab, mars 2015
• Habitat Agency Geobrowser, SIG de la vallée de Santa Clara
• San Francisco Estuary Institute and The aquatic sciences center, Ecologie historique, La vallée de Santa Clara : storymaps
• San Francisco, en attendant le Big One, Canopé île-de-France, 11 mars 2011
• SIG « Notre côte, notre avenir » http://data.pointblue.org/apps/ocof/cms/index.php?page=flood-map
• Trafic passagers des aéroports internationaux https://airportscouncil.org/content/airport-traffic-reports

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