Enseigner les frontières en première

, par  Jean-Christophe Fichet , popularité : 6%

Enseigner les frontières en première : Quelles représentations mentales chez les élèves ? Quelles constructions cartographiques dans les manuels en première ? Quelles cartes proposer ?

1. Les frontières vues par les élèves.

« Dessine-moi une frontière »…voilà une activité déstabilisante pour les élèves ! Que reporter sur la feuille blanche ? Les questions fusent, les uns attendent une piste (la seule exigence de départ : la frontière doit être géographique – la vision métaphorique est exclue), les autres imaginent le regard du prof sur la qualité du graphisme « Ben oui mais ça fait longtemps que j’ai pas dessiné moi ! ». L’activité, menée en fin d’année avec des élèves de seconde et de première, les plonge d’abord dans un certain désarroi. Le temps de réflexion nécessaire à nombre d’entre eux avant de se lancer sur la production révèle la difficulté à représenter un espace polysémique.
L’activité menée avec ces élèves, ses finalités ne sont en rien comparables avec le travail formidable et approfondi de Xavier Leroux et Maud Verherve mené avec des élèves de primaire. Il s’agit juste avec cet exercice de recueillir des représentations mais aussi de cerner ce qui n’apparaît pas à travers ces dessins (une soixantaine de productions) même si l’absence de représentations n’induit pas la méconnaissance de réalités géographique de cet espace.
Les productions sont riches d’enseignements. Elles retranscrivent des visions largement partagées des espaces frontaliers :
Trois catégories de dessins émergent : séparation de territoires sans localisation identifiable, figuration d’espaces connus et proches, le plus souvent des Etats (pays européens). Le vécu, la connaissance personnelle de l’élève interviennent (dessin de Sérap). Il s’agit enfin de la représentation d’un lointain mais sur lequel les repères culturels sont aussi présents.

Dessin de Serap : Sur la pancarte : « Bienvenue en Turquie » Sur le bâtiment : « Douane » Le policier : « Vos papiers s’il vous plait » La femme : « Je viens de Syrie, y’a pas de papiers »

La frontière vue par Serap

Les frontières, linéaires, sont ouvertes aux flux. Les élèves restent marqués par l’image construite de la frontière naturelle.

La frontière selon Jean
La frontière selon Marine
La frontière vue par Basile

Toutefois, l’idée d’un contrôle, d’une surveillance, apparaît également sous des formes diverses : poste de péage, barrières, présence de la gendarmerie...

La frontière selon Maïlee
La frontière vue par Manon

Chloé amène deux échelles dans son dessin, avec l’idée, pour l’échelle mondiale de frontières ouvertes. Les flux illustrent la libre-circulation (mais seulement pour les Européens ?). Elle suggère également les flux financiers.

La frontière vue par Chloé

Les flux sont parfois illégaux, le dessin d’Emma le rappelle (avec la présence en arrière-plan d’un coffee shop) :

La frontière selon Emma

Une même frontière offre des regards différents, mais l’idée de fermeture, d’effet barrière est très peu représentée :
Les dessins de Céline et de Léa nous amènent sur la frontière américano-mexicaine. La vision de Céline matérialise les inégalités de développement. Mais l’interrogation sur la circulation transfrontalière demeure : une route à la verticale des États-Unis suit une frontière tracée en accordéon. Entre les deux...un hôtel. Le regard de Léa offre par contre une réalité très tranchée et la matérialisation, rare sur l’ensemble des productions, d’une fermeture violente.

La frontière américano-mexicaine pour Céline
La frontière américano-mexicaine selon Léa

2. Quelles approches de la frontière dans les programmes et dans les manuels en première ?

Les espaces frontaliers ne prêtent pas à une étude spécifique au lycée. Le programme de seconde dans le quatrième thème – gérer les espaces terrestres- fixe sa première question sur Les mondes arctiques, une « nouvelle frontière » sur la planète. La notion de frontière est abordée mais essentiellement sous l’angle de la ligne de partage politique et de ses enjeux.
Le programme de première a subi des allègements. A l’intérieur du troisième thème, la question « Europe, Europes : un continent entre unité et diversité » a été supprimée, tout comme « Une aire de relation de l’Union européenne : la Méditerranée » dans le quatrième thème. Deux questions qui offraient la possibilité d’une étude plus aboutie sur cette thématique des frontières. Là encore l’allègement interroge, en particulier sur la Méditerranée. L’étude demeure néanmoins centrale sur la mise en œuvre de « L’Union européenne : frontières et limites ; une union d’Etats à géométrie variable »

Le programme de terminale amenait explicitement la thématique à travers le deuxième thème sur « Les dynamiques de la mondialisation ». Une question portait sur « Etats, frontières et mondialisation » mais encore une fois, celle-ci a été curieusement (?) écartée par les allègements de 2013.
Le traitement de cette question des frontières dans l’enseignement, les choix des éditeurs [1] dans la construction des chapitres qui abordent la notion et en particulier les constructions cartographiques qui les illustrent, entretiennent ces représentations partielles chez les élèves. Les indications d’Eduscol invitent pourtant à la déconstruction de ces représentations.

« La question comportant de forts enjeux politiques et civiques, la démarche n’a pas pour objectif d’apporter des réponses définitives : elle doit fournir des données permettant aux futurs citoyens de se construire une opinion argumentée. » Éduscol

Sur le programme de première la seule question des flux transfrontaliers amène à des interrogations. Les cartes offrent majoritairement l’image d’un continent ouvert y compris aux flux migratoires en provenance du Sud.

Extrait du manuel Belin p 206
Extrait du manuel Magnard p.247

La carte du Magnard indique une « forte pression migratoire » pour ces flux, mais le visuel ne laisse pas paraître d’obstacles. Belin fait état en légende de « flux migratoires à destination de l’Union européenne » pour les flèches grises. La question de la frontière protection / sécurisation et donc du contrôle, de la sélection des flux ne prête pas à document cartographique interrogeant clairement l’élève sur cette problématique. Le dossier de cinq documents constitué par Belin p 214-215 sur « L’Union européenne et ses frontières » pose un questionnement intéressant : « La construction européenne a-t-elle effacé les frontières ? ». Néanmoins, sur les trois cartes du dossier aucune ne marque la thèse du renforcement des frontières alors qu’il y en a deux sur les territoires transfrontaliers (la notion de frontière zonale et la coopération transfrontalière sont bien entendu indispensables à étudier). Seul un texte sur l’agence européenne Frontex permet d’alimenter l’argumentation sur la fermeture, mais son contenu ne permet pas de prendre en compte la réalité géographique de celle-ci ni l’ampleur du drame humain qu’elle provoque.
Les textes ou les photographies apparaissent comme un relatif contrepoids à des cartes très conventionnelles. C’est sur le chapitre (supprimé dans le programme) « Une aire de relation de l’Union européenne : la Méditerranée » que se trouvent quelques cartes suggérant l’effet barrière de la frontière.

Manuel Magnard p.253

Dans le manuel Magnard page 253 la carte pose des regards nouveaux, mais le titre, comme la formulation des éléments de légende (L’UE est-elle seulement « inquiète » ?, « zone de surveillance », centre « d’accueil ») aseptisent certaines réalités (article Libération 2013).

Le manuel Hatier propose une vision plus complète dans son dossier pp 286-287. L’’aire de relation est clairement abordée par la question des flux migratoires et sur la carte, la frontière méditerranéenne se dessine plus clairement, à travers ce qui est plus justement nommé « dispositifs de contrôle destinés à lutter contre l’immigration clandestine ». Cette frontière se poursuit sur la Méditerranée orientale et remonte à l’Europe balkanique. L’encart du RNB par Etat offre enfin des clés pour comprendre la logique de ces flux.

Hatier p.286

Il faut toutefois noter l’absence, sur la carte, de la frontière du Sahara occidental. Celle-ci est pourtant reconnue par l’ONU. Cette absence interroge et pose problème : le conflit entre le Maroc et l’Algérie au sujet de ce territoire participe de l’explication de migrations des Saharouis vers l’Algérie, avec la constitution de camps de réfugiés. Ces migrations se font également vers l’Espagne, ancien pays colonisateur. La carte mentionne d’ailleurs des « régions de départ » au Sahara occidental, mais qu’il est difficile d’expliquer sans la présence du tracé de la frontière.

Ces cartes sont bien sûr le fruit de choix posés par les maisons d’édition et non par les cartographes qui, lorsqu’ils sont à l’origine de productions, suivent les indications fournies par les éditeurs. Mais les visions offertes ne permettent pas de prendre en compte des réalités essentielles à intégrer pour les élèves afin que ceux-ci puissent, selon la formulation des accompagnements, « se construire une opinion argumentée ».

3. Quelles cartes proposer en complément ?

La cartographie radicale bouscule les productions conventionnelles [2]. Sans remettre en cause l’intérêt de ces dernières elle offre le regard engagé de leurs auteurs sur des thématiques qui participent de cette indispensable formation citoyenne. Philippe Rekacewicz et Nicolas Lambert offrent des productions qui, par leurs choix de représentations, de réalisation permettent d’appréhender ces réalités que la cartographie scolaire délaisse.

Mourir aux portes de l’Europe (accès au site et aux grands formats)

Le titre suffit à faire apparaître ce qu’induit la réalité des frontières de l’espace Schengen. Les destins tragiques sont là, sautent aux yeux des élèves. La frontière prend un tout autre aspect. Il n’est plus question ici d’ « accueil » des migrants mais de « camps d’enfermement ». Les localisations indiquent, contrairement aux cartographies précédentes, que ces histoires de vie sont proches de nous à travers des camps et des lieux de rassemblement présents dans toute l’Europe continentale.
Il n’est plus question d’une frontière informelle mais d’une ligne continue cernant l’espace européen, le « protégeant ». La ligne orangée « Pré-frontière de l’Europe » est certes virtuelle sur le terrain mais elle demeure réelle dans le sens où elle correspond à une délégation de pouvoirs de police à certains pays d’où sont originaires les migrants.
Les frontières se déplacent, l’Union européenne cherche à les faire reculer, par le biais d’accords d’externalisation de leur contrôle(voir l’article de Libération cité plus haut). Cette pré-frontière implique un contrôle plus sévère et violent.
L’effet de fermeture peut être visualisé en complément par la frise qui fait coïncider la législation restrictive et l’augmentation du nombre de morts.

Mourir aux portes de l’Europe
Voir se fermer les portes de l’Europe

La formation citoyenne se trouve dans la confrontation de ces regards cartographiques. Les réalisations de P. Rekacewicz et la carte [3] de l’agence Frontex ( ainsi que les données statistiques du rapport) ne font pas appréhender les mêmes réalités.

Carte de l’agence Frontex

Le titre de la carte de l’agence Frontex « Detections of illegal border-crossing » doit interpeller. Si l’immigration peut ne pas être légale car elle repose sur l’acceptation (au sens de la loi) du migrant par le pays d’accueil, l’émigration « illégale » ne repose sur aucun fondement juridique.
L’expression va même à l’encontre de Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien et de revenir dans son pays ». Ce glissement sémantique révèle clairement la position d’une Union européenne qui sélectionne ses flux, criminalise certains migrants et délaisse le sort des réfugiés politiques.

Nicolas Lambert [4]

Nicolas Lambert est cartographe, ingénieur au CNRS et membre de l’équipe du RIATE (Réseau Interdisciplinaire pour l’Aménagement du Territoire Européen). Les cartographies utilisées ici posent un regard complémentaire à celui de P. Rekacewicz. « L’Europe vue du Sud », par la projection adoptée, place clairement l’observateur du côté du migrant. L’Europe lointaine demeure perçue comme une forteresse malgré l’absence de la matérialisation d’une frontière. La seule indication du nombre des victimes par les cercles proportionnels suffit à prendre conscience non seulement d’une fermeture mais d’une lutte qui s’attaque aux droits les plus élémentaires des migrants. Le regard du cartographe est engagé, les choix guident la réflexion critique.

L’Europe vue du Sud

Où se trouve réellement la frontière ?

Où est la frontière

Voir également, dans sa version animée, "L’Europe des camps" tisse sa toile

La frontière de l’espace Schengen est ici tracée mais il s’agit de faire comprendre, par la présence des lieux de détention administrative mis en relation, que cette frontière n’est plus linéaire, délimitant un espace mais qu’elle devient réticulaire. Les camps dont les dénominations sont multiples révèlent des réalités très différentes. Ils témoignent tous d’une mise à distance de certains étrangers et d’une volonté de se protéger de flux perçus comme une menace.

Olivier Clochard

Nouveaux regards...nouvelles compréhensions. Le changement d’échelle permet de saisir cette pression exercée par l’UE sur ses frontières extérieures. Olivier Clochard est géographe, cartographe et membre de l’observatoire des frontières MIGREUROP. La carte proposée ici centre sur un épisode tragique . Entre le 27 mars et le 10 avril 2011, 72 migrants ayant quitté Tripoli en direction de Lampedusa restent prisonniers d’un bateau qui part à la dérive. La carte est construite à partir du travail de Charles Heller et Lorenzo Pezzani (animateurs du site watchthemed) qui sont les premiers à révéler le scandale et qui ont permis d’établir les premières cartes mettant en cause l’OTAN. La carte d’Olivier Clochard retrace précisément le parcours de ces migrants. Le texte se veut volontairement long : l’information écrite complète la cartographie et ne laisse aucun doute à celui qui découvre l’histoire (voir le PDF en pièce jointe). Il s’agit d’une carte à lire, qui met en relief l’incroyable responsabilité de ceux qui, au lieu de prêter assistance, vont laisser les réfugiés livrés à ce destin tragique. 72 migrants, dont on connaît la nationalité, les tranches d’âge, le sexe. Le flux n’est plus deshumanisé, les personnes nous sont proches. Le cartographe nous confronte brusquement à une réalité qui doit être évoquée pour que ce jugement citoyen puisse se faire : la politique de surveillance ou plutôt de fermeture de la frontière se fait en totale contradiction avec des valeurs que l’UE se veut défendre. « Il n’y a pas de quoi se réjouir [souligne le réseau MIGREUROP], car « surveiller » n’est pas « veiller sur ». L’agence Frontex n’est en effet pas mandatée pour sauver des vies mais pour intercepter des migrants » [5]

Le procès des responsables est toujours en cours aujourd’hui [6]. Cette affaire dramatique n’est finalement qu’une histoire parmi tant d’autres, qui resteront anonymes mais qui permettent de prendre conscience de ce mur qui se dresse au cœur de la Méditerranée [7].

Le PDF de la carte, partagé avec l’aimable autorisation d’Olivier Clochard.

Dérive vers l’enfer sous les yeux des militaires

Il n’est pas bien sûr question d’attendre des élèves une compréhension fine de cette réalité complexe des espaces frontaliers. Même si des choix peuvent s’établir dans une progression annuelle, le temps imparti sur cette question reste minime. Il s’agit avant tout, par le choix de quelques cartes, de forger un regard critique, de contribuer à fixer des repères, d’aiguiser le regard pour aborder une thématique du programme de terminale qui ne peut donner lieu au baccalauréat qu’à une étude de document(s) : « Des cartes pour comprendre le monde ».